L’histoire du docteur Canaud, c’est celle de milliers de chercheurs dont la curiosité, l’intelligence et la passion ont changé des vies, et le monde. Voici l’histoire, à la fois banale et extraordinaire, d’un médecin qui, sur une intuition, a découvert le traitement d’une maladie rare, le syndrome de Cloves, et transformé le quotidien de dizaines d’enfants.
J’erre dans les couloirs de l’Hôpital Necker, à Paris. Une ville dans la ville, où chacun s’affaire à ses tâches, sans prêter attention à cette espèce de touriste qui déambule, paumé, sac au dos et appareil photo en bandoulière. Au 3e étage du bâtiment Robert Debré, on me renvoie, avec le sourire, vers le bâtiment Lavoisier, 6e étage, couloir de droite. “Là où il n’y a plus de plafond, vous verrez.”
Eh oui, nous sommes toujours dans la “Maison des fous”, imaginée par Uderzo et Goscinny pour Les Douze travaux d’Asterix en 1976.
J’atteins enfin le labo du Dr Canaud, un néphrologue de 41 ans originaire de Montpellier, ancien doctorant à Paris et “post-doc” à Harvard. Je le rencontre un an après la publication, dans la revue Nature, de son fameux article sur le traitement du mystérieux syndrome de Cloves, une maladie rare.
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Étienne
Cette maladie, aux origines mystérieuses, provoque des hyper-croissances dysharmonieuses sur tout le corps. Ces malformations peuvent ne toucher qu’un doigt ou tout l’abdomen. Méconnue, mal nommée, mal diagnostiquée, cette maladie rare est souvent traitée à coup de scalpels par des médecins dépassés. Elle pourrait être le mal dont souffrait le fameux John Merrick, dont la vie, contée dans les mémoires de son médecin Frederick Treves à la fin du XIXe siècle, inspira Elephant Man de David Lynch.
L’histoire du Dr Canaud démarre à l’arrivée, en septembre 2015, d’un jeune garçon de 27 ans nommé Étienne (le prénom a été changé), atteint du syndrome de Cloves depuis sa naissance.
Jusqu’alors suivi dans le Sud-Ouest de la France, celui-ci ne connaît pas l’origine de ses difformités. Il a subi, tout au long de son enfance, plus de trente opérations de chirurgie, seul moyen de réduire, jusqu’à présent, ses espèces de tumeurs qui déforment son corps.
Pire : en 2007, une de ses malformations a comprimé sa moelle épinière. Et, du jour au lendemain, Etienne, 16 ans, est devenu paraplégique. Les médecins ont alors décidé de ne plus l’opérer.
Or, malgré les souffrances et le handicap, Étienne réussit les concours d’une école d’ingénieur suisse avec le rêve de construire des avions. Mais sa maladie le poursuit.
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Une lueur d’espoir
En 2012, le généticien suisse qui suit Étienne a une lueur d’espoir, en tombant sur un article publié par des chercheurs de Boston qui identifient pour la première fois une mutation génétique dans les tissus de patients présentant la même maladie qu’Étienne. Ce gène code une protéine appelée PIK3CA qui ordonne aux cellules de grossir. Or, ce gène est bien connu de cancérologues, car il est fréquemment touché dans les cas de cancer du sein. Le médecin suisse pense à Étienne et effectue une biopsie. La mutation de PIK3CA est bien là.
Malheureusement cette découverte ne change rien à l’état du jeune homme, qui empire une fois arrivé à Paris au début des années 2010. Embauché par une boîte d’aéronautique, le jeune ingénieur développe de nouvelles tumeurs, et, surtout, une insuffisance cardiaque : son cœur pompe 18 litres de sang par minute au lieu de 3, multipliant la taille de sa veine cave par 3 !
S’ajoute à cela un problème rénal : ses reins filtrent difficilement ses urines. En un mot : son corps lâche. N’ayant pas de médecin à Paris, il arrive en urgence à Necker, dans le service de néphrologie du Dr Canaud. On est en 2015.
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Un sombre pronostic
Guillaume Canaud : « Je découvre un garçon avec de volumineuses déformations, une hypertrophie asymétrique de la jambe et de l’oreille gauche, de nombreuses cicatrices ainsi qu’une insuffisance cardiaque et rénale. Nous réalisons de multiples examens biologiques mais aussi d’imagerie (scanner, IRM), et nous effectuons une biopsie rénale. Nous discutons ensuite de son dossier avec mes collègues cardiologues, radiologues et chirurgiens. Malheureusement, le pronostic est sombre : à ce stade, il n’y plus d’issue possible et nous envisageons de lui proposer des traitements de confort. »
Le médecin a cependant beaucoup de mal à abandonner à son sort ce garçon si agréable, brillant, attachant. Alors, Guillaume Canaud se met à creuser le dossier et tombe sur le fameux fameux rapport suisse à propos de son gène PIK3CA. Une anomalie que l’on retrouve aussi dans 40 % des cancers du sein. “Là, se souvient le Dr Canaud, je me dis qu’il doit certainement exister des médicaments contre le cancer du sein lié à PIK3CA.” En effet, en 2015, plusieurs médicaments sont en développement dans différents labo pharmaceutiques, dont Novartis et son BYL719.
Don compassionnel
GC : « Ce traitement contre le cancer du sein était en essai clinique de phase 1 (c’est-à-dire au tout début du développement clinique du médicament). J’ai donc contacté le laboratoire pharmaceutique, en novembre 2015. Il faut imaginer que les discussions n’ont pas été simples car les enjeux importants. En effet, ce traitement étant en essai clinique, les données disponibles étaient limitées et le risque important. Cependant, après de nombreuses discussions nous avons réussi à obtenir l’accord du laboratoire Novartis mais surtout celui de l’ANSM (agence française de régulation du médicament). »
En effet, la France, dispose d’une procédure unique dite de « don compassionnel » (autorisation temporaire d’utilisation nominative). Dans ce cadre, l’ANSM peut autoriser l’utilisation d’un médicament qui n’était pas initialement prévu pour la pathologie quand celui-ci représente la seule solution thérapeutique disponible pour sauver un patient.
C’est ainsi qu’à la demande expresse de l’ANSM Novartis a attribué son médicament à Étienne. “Dans un autre pays, cela aurait été totalement impossible”, précise le médecin.
« C’est un autre homme »
GC : « Nous débutons le traitement en janvier 2016. Et, dès le lendemain de la première prise, Étienne m’a appelé pour me dire : « C’est étrange, je sens qu’il se passe quelque chose, je perds beaucoup de poids… » J’ai tout de suite craint un effet secondaire, mais, en réalité, c’était l’amélioration spectaculaire de la fonction cardiaque d’Étienne. Semaine après semaine, nous l’avons ainsi vu se transformer et gagner en qualité de vie. Ses œdèmes disparaissaient, l’oreille retrouvait une taille normale, les malformations régressaient. Il changea quatre fois de taille de pantalon, et il recommençait à voyager… Bref, c’était un autre homme ! Je ne m’attendais pas à ça. Certes, il ne sera jamais guéri et restera paraplégique… Et si on arrête le médicament, la maladie recommencera à se développer. Mais, à chaque fois, que je le vois en consultation, il vient avec une nouvelle amélioration ! »
« Sans l’Europe, nous n’aurions rien pu faire”
En août 2016, l’équipe de Guillaume Canaud reçoit un soutien financier de l’Europe pour accélérer ses travaux. Une bourse accordée à une poignée de chercheurs européens.
GC : « Notre recherche est totalement indépendante du laboratoire Novartis, et nous ne leur avons rien demandé. Mais, pour continuer notre projet de recherche (visant à améliorer la prise en charge des patients atteints, ndlr), nous sommes allés chercher des financements français et européens. Nous avons reçu environ 2 millions d’euros de l’Union européenne pour ce projet, à la suite d’un processus de sélection qui connaît 90 % d’échecs. Aujourd’hui, nous profitons d’un financement sur 5 ans. C’est à cela que servent nos impôts et c’est pour ça que l’Europe est indispensable. Car, sans elle, nous n’aurons rien pu faire. »
Zabou
GC : « En janvier 2017, nos résultats ont commencé à « fuiter » dans le milieu des dermatologues et des pédiatres. Nous avons vu arriver de nombreux cas. Notamment 17 patients, essentiellement de enfants, dont le pronostic vital était engagé ou qui risquaient une amputation. Cette fois-ci, nous avons demandé 17 autorisations de dons compassionnels à l’ANSM. Nous avons pu améliorer l’état clinique de tous les enfants.
Je me souviens notamment de la petite Zabou, 5 ans, qui pleurait toutes les nuits tellement elle souffrait et qui ne pouvait plus aller à l’école parce que les autres enfants l’appelaient « le monstre ». Son seul soulagement, c’était la morphine. Pour elle, les chirurgiens prévoyaient une amputation du bras et de la moitié du thorax. Un pronostic catastrophique.
Ses parents étaient à bout. Six mois après le début du traitement, ses douleurs avaient disparu, son bras avait fondu et les traitements antidouleurs avaient été stoppés. Aujourd’hui, elle peut écrire de la main droite, et elle est retournée à l’école en CP. Lorsqu’elle est habillée, on ne remarque quasiment plus que le bras est déformé. Elle est même allée à la piscine et a fait du patin à glace. »
Nature
Au mois de juin 2017, l’équipe du Dr Canaud publie son étude de cas dans la revue Nature, et Necker organise une conférence de presse. “Cette couverture médiatique nous a donné énormément de visibilité nationale et internationale, raconte le médecin. Nous avons alors été contactés par près de 4 000 personnes. Sur ces 4 000, une quarantaine reçoit désormais le BYL719 à titre de don compassionnel… avec un résultat spectaculaire à chaque fois.”
Pendant ce temps, Novartis a mené à terme son essai clinique du BL719 dans le cancer du sein avec succès et commencé à commercialiser son médicament. “Heureusement pour nous, sourit le chercheur, car, si la société l’avait abandonné, cela aurait été un gros problème pour nous !” Actuellement, le laboratoire réfléchit à lancer un essai clinique spécifique au syndrome de Cloves.
Quant au Dr Canaud, il a quitté le bâtiment “où il n’y a plus de plafond” pour un centre de recherche flambant neuf au sein de l’hôpital Necker, et il a reçu le Grand prix de médecine Jean Hamburger pour les avancées majeures réalisées sur le syndrome de Cloves. Surtout, son programme a reçu un soutien financier de 9 millions d’euros de la part de l’Agence nationale de la recherche. Un grand soulagement pour lui et 14 autres équipes de recherche qui planchent, par exemple, sur de nouvelles approches thérapeutiques des cancers ovariens.
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Aujourd’hui, son “Canaud Lab” poursuit donc son travail… / Jacques Tiberi