Dans les années 70, la famille Vang Tho a vécu le calvaire des boat people vietnamiens, avant de débarquer en France il y a 38 ans… et de reconstruire sa vie.
Hua Vang Tho est né en 1944 à Vinhlong, dans le Delta du Mékong. Après une éducation « à la française », il obtient son bac mention « maths élem’ » en 1961. Dans la foulée, il réussit le concours de l’Institut polytechnique de Phu Tho à Saïgon et en sort en 1966 avec un diplôme d’ingénieur électricien. Hua entame alors une belle carrière professionnelle, mobilisé dans l’armée, puis conseiller municipal, directeur d’une banque privée et chargé d’enseignement à l’université. Marié et père de 3 enfants adolescents, il est déjà, à tout juste 26 ans (en 1970), un personnage connu dans sa région.
L’invasion
30 avril 1975, à 11 heures. Hua Vang Tho, en mission à Saïgon, entends le général Duong van Minh, président de la République du Vietnam (un État ayant existé dans le Sud du Vietnam entre 1955 et 1975, communément appelé Sud Vietnam, ndlr), ordonner la reddition de l’armée et la capitulation du gouvernement. Pendant ce temps, les tanks T54 de l’armée communiste du Nord envahissent Saïgon. « Je ne savais plus quoi faire, les camarades de mon parti m’entraînèrent dans leur Jeep vers le quai Ben Chuong Duong, pour monter sur une barque afin de rejoindre un navire de la marine du Sud Vietnam et s’exiler. » Il hésite, pensant à sa femme et ses trois enfants, laissés seuls chez ses beaux-parents, du côté de Vinh Long, à plus de 100 km de la capitale. Finalement, il décide de rester au pays. « Cela m’a coûté cher. » Hua sera en effet arrêté et emprisonné jusqu’en 1978 dans les “camps de rééducation” (dits “goulags vietnamiens”). « Ils m’ont fait changer de camp trois fois. »
« Il y avait à peu près 500 prisonniers dans chaque camp avec une vingtaine de surveillants armés jusqu’aux dents. C’était l’enfer et je me demande comment j’ai pu survivre. Les communistes ne m’ont jamais dit le motif ni de mon internement, ni celui de ma libération. » À la sortie du goulag, il ne pesait que 38 kilos, pour 1m65, soit le poids d’un enfant de 10 ans. De retour à Saïgon, il postule à son ancienne université – à Can Tho – et, par miracle, récupère son poste. « Il manquait énormément de spécialistes, car beaucoup étaient déjà partis à l’étranger. » Can Tho n’est qu’à 40 km de Vinh Long, où sa famille est hébergée chez ses beaux-parents. « Ils ont été proprement dépouillés. » Pour manger, ils commencent à vendre en cachette leurs bijoux à des cousins, des “cadres communistes”. Quant à Hua, il reste sous haute surveillance.
« Tous les trois jours, je devais me présenter au poste de contrôle de sécurité près de l’université, assister chaque semaine à un cours d’éducation politique sur le marxisme-léninisme, et être prêt à recevoir, à mon domicile et à toute heure, une amicale visite de l’agent de sécurité de l’université. » Le matin à 6 heures, les haut-parleurs le réveillent avec de la propagande officielle. Après 21 heures, c’est le silence en ville, soumise au couvre feu. « Mon salaire et les tickets de rationnement me permettait de vivoter. Acheter des vivres nous occupait une journée entière chaque semaine. » Tout autour de lui, les gens disparaissent : enfuis, emprisonnés, déplacés, décédés… Un climat de suspicion généralisée enveloppe toute la société… « Une fois, j’ai essayé de m’enfuir avec mon fils, à l’aide d’un intermédiaire. Cela n’a pas marché et j’ai perdu 2 taëls d’or (soit 3 000 euros, ndlr). »
Le plan
Un jour de novembre 1978, un mois après sa sortie du goulag, l’épouse de Hua lui présente un couple d’amis, dont le mari, Hien, aussi rescapé du goulag, est un ancien capitaine de l’infanterie du Sud. Les deux familles envisagent une fuite par bateau. Hien est marchand ambulant. Il transporte des marchandises sur le Mékong avec une barque motorisée de 4 mètres de large, 12 mètres de long. « Il avait dépensé à peu près 10 taëls d’or pour avoir cette barque, soit 14 500 € “de 1979”. C’était une très grosse fortune à l’époque. » Selon leur plan, Hien est censé s’occuper de la logistique et Hua trouver des chauffeurs – qui ont droit d’emmener gratuitement leur famille.
« Le nombre total de passagers ne devait pas dépasser 70, selon les estimations de Hien. » Quelques jours plus tard, Hua a ses deux conducteurs – Ong Hai et Thang – et le nombre de passagers grossit. La date de départ était fixée au 21 janvier 1979, le jour de la fête du « génie du foyer de l’année vietnamienne cheval de terre ». Cette fête est très importante, et, à cette occasion, les Vietnamiens rentrent dans leurs villages. « Nous étions conscients du danger, car nous écoutions la BBC où l’on parlait des naufrages de boat people, de milliers de morts en mer. Mais vivre sous un régime communiste était encore pire. »
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La fuite
« Nous avons appris par cœur la réponse qu’il fallait dire aux policiers en cas de contrôle: “Nous rentrons au village pour la fête du génie et célébrer le TET” ». Ce 21 janvier, à 17h, Hua et sa famille embarquent sur un sampan motorisé pour rejoindre la mer de Chine, à 90 km de là. « Il ne restait alors qu’un filet d’eau de 10 mètres de large au milieu du fleuve qui permettait à notre barque de naviguer librement… alors que les barques motorisées des garde-côtes seraient coincées sur le sable. » Mais le jour J, ils ne parviennent pas à rejoindre la grande barque comme prévu. « C’était l’angoisse totale. La police a-telle découvert notre projet ? Quelqu’un nous a-t-il trahis ? Serions-nous arrêtés et condamnés ? »
Le lendemain matin, Hua va aux nouvelles. « Hien n’a pas pu nous faire le signe de reconnaissance avec sa lampe de poche, car il y avait trop de contrôles de sécurité. Il proposa, pour la prochaine fois, de le faire avec des bâtons d’encens. » Deuxième tentative, le soir même. « Ça a marché. Nous étions 68 personnes à bord, dont 10 enfants de moins de 16 ans, et 4 soixantenaires. » Thang conduit, Ong Hai guide. Après sept heures de navigation, on entend un problème dans la transmission du moteur. Hua descend dans la salle des machines. « L’arbre de transmission à l’hélice était surchauffée. » Il faut verser manuellement l’huile sur l’arbre de transmission pour le refroidir. « Plusieurs volontaires ont essayé, mais durent abandonner après 15 minutes car ils n’ont pas supporté le tangage. Je finis par le faire moi-même pendant cinq heures. »
Enfin, un tir de fusil et des cris de joie retentissement : ils ont atteint la mer de Chine. Le coup de feu vient d’un garde-côte communiste qui tentait de les pourchasser. Encore trois heures pour atteindre les eaux internationales. Mais la radio annonce un tempête de force 7. « La mer se déchaîna. Un mur d’eau se dressa verticalement devant notre barque en même temps que la pluie et le vent. Les femmes et les enfants pleurèrent, implorant la vierge Marie, la boddhisatva Quan Yin. » Panique générale. Puis le calme. C’était midi. « Les outils de navigation avaient disparu, emportés par les vagues. Plus de boussole, ni de compas, ni de carte, ni de sextant. On navigua au pif ! Heureusement Ong Hai et Thang étaient des vieux loups de mer… »
Les eaux internationales
Enfin, ils aperçoivent la terre, mais restent dans les eaux internationales tout en suivant la côte. « La deuxième nuit, tout le monde dormit sur le plancher avant de la barque et, comme il n’y avait pas assez de place, on devait se recroqueviller. » Le lendemain, ils croisent des cargos, des bateaux étrangers. « Mais nous avions beau crier, hurler, aucun ne s’arrêta. » La journée, pour passer le temps, ils admirent les baleines, les requins et les poissons volants. Trois autres jours passent. Les marins fatiguent. On passe la barre à Hua, alors qu’il n’a jamais navigué. « Je n’avais qu’une consigne bien concise : viser la direction du soleil couchant et fendre les vagues avec un angle d’attaque moins de 40 degrés. » La cinquième nuit est une nuit d’horreur ! Vers minuit, leur barque est abordée avec brutalité par des pirates aux cheveux bandés, avec des machettes et fusils.
« Nos femmes et nos enfants crièrent et pleurèrent de peur. Nous ne comprirent pas leur langue, sauf leurs gestes quand ils nous ordonnèrent de se regrouper, de se coucher, de vider nos poches, d’ôter nos vêtements .Ils nous ont tout pris. Montres, bijoux, dollars, taëls d’or. Puis, ils ont percé la coque du bateau à coups de hache avant de s’en aller. Ils nous ont voué à une mort lente et certaine. » Sur le bateau, on tente de colmater les trous perforés avec de la résine artisanale, puis on forme une chaîne pour vider l’eau avec des seaux. Mais, après une heure d’efforts, la barque se disloque. « Tout le monde sauta dans la mer et sauve qui peut ! Heureusement, l’eau n’était pas profonde, elle arriva à hauteur de ma poitrine. Je portai ma benjamine de 10 ans sur mes épaules, ma femme guida l’aînée et le garçon (adolescents) vers les rivages. Nous ne savions pas où nous avions échoué. » Le groupe de fugitifs est sain et sauf, mais spolié. « On se demandait pourquoi on était encore en vie. »
Réfugiés
Le 27 janvier 1979, ils arrivent enfin dans une ville. Là, on leur distribue des vivres et un policier leur explique qu’ils sont en Thaïlande, puis les questionne. « Dans l’après-midi, des camions arrivèrent pour nous transporter au camp de réfugiés Songkhla où étaient regroupés plus de 2 000 Vietnamiens. » Dans le camps, les conditions de vie sont déplorables. « Les fosses d’aisance, les mouches, les asticots et l’odeur variant selon la direction du vent. » On leur distribue des tentes, des vêtements, et une ration alimentaire sous forme de riz et de boites de conserve. « J’installais la tente pour passer la nuit, ensemble, avec ma famille. Enfin dans un pays libre. » Quelques jours plus tard, les missions des ambassades française, canadienne, australienne, et américaine passent pour les interroger, afin de traiter leur demande d’asile. Des ONG distribuent vêtements, médicaments, et transmettent des courriers aux familles restées au Vietnam.
De l’asile à l’intégration
Quatre mois plus tard, la mission française autorise la famille Vang Tho à prendre un avion Air France pour Bangkok, puis à rejoindre Paris. Le 25 Juin 1979, Hua débarque à Créteil, où France Terre d’Asile le recueille dans un foyer. Puis, direction Miramas, près de Marseille, où, en août 1979, un couple d’armateurs juifs, rescapés de Dachau, embauchent le couple comme « gens de maison », avec un salaire pour chacun et un logement de 5 pièces. « J’ai poursuivi des études en comptabilité et décroché quelques certificats. » Dès 1980, les Vang Tho sont « réintégrés dans la nationalité française en tant que sujet français de la Cochinchine française » (nom désignant la colonie française de la partie sud du Vietnam, ndlr).
Un an plus tard, Hua obtient des certificats de comptabilité et quitte le service des armateurs pour devenir comptable d’entreprise. En 1983, après un an d’études de spécialisation, Hua obtient un diplôme de l’École nationale supérieure d’Ingénieur électricien de Grenoble. Quelques mois plus tard, il est embauché par l’EDF de Marseille. Il a 40 ans. Et dans sa tête raisonne encore ces mots d’un boat people anonyme : « Nos cris se perdent dans les hurlements du vent. Sans nourriture, sans eau, nos enfants gisent épuisés, Puis se taisent à jamais. Nous brûlons du désir de toucher terre mais de partout on nous renvoie. Malgré tous nos signaux de détresse, Les navires qui passent ne s’arrêtent pas. » (Bruce Grant, The Boat People). / Jacques Tiberi