Fier défenseur de ses couleurs, Mamoudou a vu défiler mille existences et affronté l’Histoire avec un moral de champion. Son secret ? L’amour irrationnel et indestructible que le Malien voue à l’OM, un club qu’il n’a pourtant jamais vu jouer. Portant l’écusson de son équipe comme d’autres brandissent le drapeau d’un pays, le trentenaire revient de loin.
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Il est 18h30 à quelques encablures au sud de Gao. Une ombre furtive se faufile entre les maisonnées, évitant prudemment les grands axes de la ville désertique. Mamoudou cherche un abri pour s’évader quelques minutes, et parcourir un ancien numéro du journal L’Équipe. En une, le visage de Didier Deschamps figé dans une expression d’euphorie mêlée de perplexité. Le journal date de décembre 2011.
“Ça fait sept ans que je lis et relis les articles de ce journal. Le papier commence à fatiguer, mais j’ai toujours l’impression d’être aux côtés des Olympiens quand je relis le tout.” L’édition vieillissante consacre sa Une à l’exploit de l’équipe française revenue victorieuse de Dortmund. Les hommes de “La Dèche” ont en effet terrassé le Borussia 3-2 à la surprise générale et renversé les pronostics qui les donnaient largement perdants.
À 32 ans, Mamoudou a subi de plein fouet les événements qui ont frappé le Mali. L’invasion des islamistes, les enlèvements, les meurtres, la peur omniprésente et la crainte de faire une mauvaise rencontre au détour d’une ruelle. Cette violence, omniprésente, radicale, n’a aucune emprise sur lui. Dans un Mali à feu et à sang, Mamoudou puise son inflexibilité dans les valeurs du football et ce club du bout du monde qu’il supporte par procuration. Malgré les milliers de kilomètres qui le séparent du Vieux-Port, il s’accroche à son rêve, se tient informé des dernières nouvelles, rage à chaque défaite et célèbre les victoires de prestige.
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Une passion dans le plus grand secret
Autour de sa maisonnette, les gens ont plié bagage il y a bien longtemps. La plupart des voisins et des connaissances du jeune homme ont préféré fuir devant l’avancée des colonnes d’Ansar Dine, un groupe armé. Les rebelles touarègues sont précédés d’une effroyable réputation dans la région, et toute personne prise par les troupes islamistes risque sa vie. En quelques semaines, les ruelles animées se sont transformées en un terrain vague hanté par les chiens errants. Seul Mamoudou est resté.
Lui n’a pratiquement rien changé à son quotidien. Ses journées sont juste devenues plus dangereuses. Au détour d’une palissade, la mort rôde. Elle épie, traque, dénonce. Elle prend et ne rend jamais. Rien ne change dans son quotidien, mais il doit s’adapter, changer ses habitudes vestimentaires pour se conformer aux ordres des nouveaux maîtres des lieux. Rien ne saurait trahir les passions qu’il entretient désormais dans le plus grand secret. Fini donc le maillot bleu et blanc des Olympiens, fièrement portés les jours de marché. Place aux étoffes neutres et larges.
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« L’OM m’a transmis de l’énergie »
“Au début, c’était difficile de ne rien laisser paraître et de me tenir informé de ce qui se passait à Marseille. Plus d’une fois, j’ai failli me faire attraper avec un journal à la main. On m’aurait posé des questions. On m’aurait sans doute emmené quelque part et détruit ces petits trésors auxquels je tiens”, se souvient-il. En temps de guerre, les infos arrivent au compte-goutte. Et plus encore lorsqu’il s’agit d’un sujet apparemment aussi secondaire qu’un résultat de football. Les Olympiens sont-ils venus à bout de Lille en janvier dernier ?
Quel est leur classement en ce moment ? Et le petit Thauvin, comment évolue-t-il ? Autant de questions qui tournent et ricochent dans la tête du Malien. Autant de questions qui lui permettent de ne pas perdre pied dans la folie ambiante. “L’OM a été ma bouée de sauvetage. C’est un phare dans la tempête pour moi. Ce club que je n’ai jamais vu jouer en vrai m’a transmis suffisamment d’énergie durant la guerre pour ne pas me perdre dans la haine. Ça peut paraître fou, dit comme ça. Mais c’est vrai. Je vous le jure.”
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La menace s’approche
Un dimanche après-midi, alors qu’il regagnait sa maisonnette, Mamoudou est suivi par deux hommes armés. Quand une telle escorte apparaît soudainement, c’est rarement pour discuter des résultats de la veille. Après deux minutes de marche, les inconnus arrivent à sa hauteur et lui ordonnent de les suivre. “On” leur a dit qu’il dissimulait des objets sacrilèges et des documents que “l’Islam” réprouve.
Mamoudou a sans nul doute été trahi par un voisin. L’un des derniers encore présents dans le quartier. Il sait que des regards amusés accompagnaient ses sorties avec les couleurs olympiennes. Mais une telle trahison… Si les gardes découvraient ses trésors, ça pourrait mal tourner : difficile de justifier la présence des piles de journaux étrangers, de posters et de maillots qu’ils allaient inévitablement découvrir dans sa chambre.
Chemin faisant, Mamoudou essaie de détourner la discussion, d’alerter les gardes sur une prétendue présence menaçante en périphérie du quartier. Mais rien n’y fait. Ils veulent inspecter sa maison. Alors qu’il franchit le seuil, son esprit part dans tous les sens, cherche un point de fuite, une solution, un prétexte. Rien ne vient. Ouf de soulagement. L’inspection dure à peine deux minutes.
Les soldats ne jettent qu’un œil distrait à son barda. Tout juste ont-ils remarqué la petite porte dérobée de sa chambre qui se présentait pourtant face à eux. Ils frôlent la porte, mais n’entrent pas. “Aujourd’hui encore, je ne comprends pas comment ils ont pu passer à côté de ma chambre sans en ouvrir la porte. C’est un miracle de Dieu. Ça ne fait aucun doute. A moins que ce soit la Bonne Mère qui veille sur moi”, dit-il en souriant.
Un match dans les annales de sa mémoire
Pourquoi risquer jusqu’à sa sécurité pour les couleurs d’une ville qu’il ne verra sans doute jamais ? Quelle est cette folie qui pousse ce jeune type à marcher des heures pour trouver un ordinateur ou un journal qui lui apprendra les dernières nouvelles de l’OM ? Mamoudou ne se l’explique pas. C’est comme ça. C’est une pulsion qui vient de loin. Une vingtaine d’années, pour être précis.
1998. La planète entière se tourne vers la France pour le Mondial. L’équipe malienne est passé à la trappe lors des qualifications, mais une autre équipe africaine se hisse en huitièmes de finale. Encore auréolé du titre de champion olympique obtenu deux ans plus tôt à Atlanta, le Nigeria cède finalement sous les coups de boutoir de Brian Laudrup et des irrésistibles Danois. 4-1 et triste épilogue d’une aventure prometteuse.
Mais c’est un tout autre match qui fera basculer Mamoudou. Une semaine après cette déroute africaine, les Pays-Bas rencontrent l’Argentine en quarts de finale dans un Stade Vélodrome plein comme un œuf. Face à face, deux équipes de virtuoses se rendent coup pour coup, tandis que les virages nord et sud se répondent dans un délire de chants et d’animations.
A quatre milles kilomètres de distance, le spectacle marque profondément l’esprit du petit Mamoudou, alors âgé de 13 ans. Il découvre, devant un poste de télévision, un monde, des couleurs, des mouvements dont il ignorait tout. “C’est un choc radical. Il y a un avant et un après Argentine – Pays-Bas dans ma vie. A partir de ce jour-là, j’ai commencé à m’intéresser à Marseille, sa ville, son club, son histoire. J’aurais pu me passionner pour l’Argentine ou la Hollande. Mais c’est Marseille que j’ai retenue.” Dévorant le moindre bouquin qui lui tombait entre les mains, Mamoudou se taille bientôt une culture marseillaise à faire pâlir les lecteurs de Pagnol et d’Izzo. Dans les rues, on commence à lui donner du “peuchère” pour le railler. Ça le fait sourire.
Clubs mythiques
La passion naissante de Mamoudou a rapidement été mise à l’épreuve : sur la fin des années 90, malgré un joli coup d’éclat en Coupe de l’UEFA et une finale perdue contre Parme, l’OM est en berne. “Autour de moi, les gens m’ont questionné. On me demandait pourquoi je m’entêtais à supporter des perdants et des ringards.” Mais Mamoudou en savait trop sur la ville et son univers pour lâcher prise au moindre trou d’air. Malgré les menaces de relégations en 2000 et en 2001, la désillusion d’une deuxième finale européenne perdue face à Valence en 2004, le départ forcé de Didier Drogba à Chelsea et la lente déconfiture du système Louis Dreyfus, le jeune homme ne s’est pas senti capable de tourner les talons et de passer à autre chose.
“Quand j’avais la chance de passer sur le web et de lire des témoignages sur les forums, les supporters critiquaient, vilipendaient, mais ne désertaient pas. Qui suis-je, alors que je suis si loin, pour tout abandonner ?”, se demande-t-il lentement.
Toute la richesse du monde réside dans les rencontres et le métissage. L’OM fait partie de ces clubs mythiques dont les supporters se retrouvent sur les cinq continents. A l’instar, peut-être, du Real Madrid, de Fenerbahçe ou du FC Barcelone. Ils ont tous les âges, toutes les nationalités, tous les visages. Et, comme Mamoudou, ils s’accrochent au rêve bleu et blanc depuis des décennies. Ils composent une improbable mosaïque qui n’est pas sans rappeler l’identité marseillaise.
L’accent de Fernandel
Mamoudou sait qu’il n’aura jamais “l’accent de Fernandel”, comme il le dit en souriant. Ça ne l’empêche pas de se revendiquer d’un camp, d’une identité et d’une ambition qui pourraient lui être tout à fait étrangers… “Oui, c’est vraiment une revendication. Quand on est Marseillais, on passe outre les papiers, le lieu de naissance et l’origine. On ne retient que l’essentiel. Et cet essentiel est entièrement représenté par le club de l’OM.”
Au plus dur des combats, quand les rafales de kalachnikov constellaient les murs de sa maisonnette, Mamoudou s’est raccroché à cette équipe. Tenir bon, encore et toujours. Ne pas céder un pouce de la forteresse mentale qu’il s’était constitué. Une question de survie. D’extérieur, le réflexe peut paraître fou. Il en a parfaitement conscience. “Je suis un garçon raisonnable. Mais tout le monde a ses limites. Et ce qui se passait dans la région aurait pu m’emporter. Qui sait ce qu’il serait advenu de moi si je ne m’étais pas recroquevillé sur ma passion secrète ?”, se demande-t-il.
Autour de lui, la plupart des villageois ont quitté les lieux ou se sont retrouvés, ensevelis sous la haine. Certains de ses amis n’ont plus jamais donné de nouvelle. Des maisons ont brûlé. Il garde encore les cicatrices de mauvaises rencontres de cette époque.
La mort rôde encore
Sept ans après les flambées de violence, un calme relatif est revenu dans la région de Gao. Entre les incursions djihadistes, les tensions entre communautés et la précarité des conditions de vie, les habitants restent sur leurs gardes.
Quelques semaines avant de s’exprimer pour Le Zéphyr, Mamoudou a appris la mort d’un ami, abattu à Abanguilou. Un avertissement pour celles et ceux qui se pensaient à l’abri de tout danger. Dans une région où la mort rôde encore au creux de la nuit, les civils se calfeutrent comme ils peuvent. Certains, derrière des portes de taule. D’autres, dans une petite chambre qui renferme de futiles trésors.
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Un maillot du centenaire, couleur or, quelques piles de magazines et de journaux, une écharpe, un ou deux fanions commémoratifs. Assez pour tenir un siège et pour entrevoir un petit bout de ciel bleu… et blanc. / Jérémy Felkowski