« Les médias doivent remettre leurs valeurs au centre de leur démarche »


ÉDITO – L’objectivité journalistique, comme le modèle économique parfait, n’existe pas. Avec la crise des gilets jaunes, nombre de professionnels entament une phase d’introspection et d’autocritique pour interroger leurs propres pratiques. Il n’est pas trop tôt !

Suis-je bien certain d’avoir donné la parole à tous les protagonistes ? N’ai-je pas surestimé un événement ou une déclaration ? Ma démarche lèse-t-elle l’esprit de déontologie du métier ? Comment prendre en compte un témoignage, une analyse, un buzz naissant ? Autant de questions qui tournent dans les têtes et s’exposent désormais en plein jour sur les réseaux sociaux.

les couvertures du Zéphyr

Sous la plume de l’excellent Jérôme Lefilliâtre, Libération consacrait il y a quelques jours un large article à l’autocritique des journalistes. On y parle de déconnexion de la profession face au monde réel, de raccourcis faciles ayant remplacé la réflexion et les arguments, de course à l’audience et aux likes sociaux. Le mal semble profond, la tâche abyssale.

Les valeurs du journalisme

Pourtant, à l’aune des critiques et des examens de conscience, rien n’est encore perdu. Si les tensions et l’hostilité sont réelles, si le désamour se traduit chaque jour par une défiance concrète, le divorce n’est pas encore consommé.

« Nous cherchons des journalistes qui font réellement leur boulot, qui croient en leur métier et qui ne manipulent pas l’info pour servir des intérêts privés. » Pris au vol lors d’un rassemblement de gilets jaunes, la revendication a tout d’un avertissement et d’un souhait pour l’avenir. C’est de valeurs dont il est ici question. Et si on écarte les amateurs de théories du complot, que l’on fait abstraction des extrémistes souvent téléguidés par des politicards en mal d’idées, il reste une saine doléance. Celle de ces millions de citoyennes et de citoyens avides d’en savoir plus.

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Les valeurs du journalisme ne se sont pas perdues en trois mois de mouvement social, pas plus qu’elles n’ont été vendues au « grand patronat ». Elles sont là, sur le terrain, solidement fixées à la poitrine de celles et ceux qui affrontent les quolibets, les flashballs, les lacrymogènes et les bouteilles d’acide. Elles accompagnent les professionnels de l’information qui se battent pour rendre compte d’une situation, pour donner la parole à ceux qui ne l’ont généralement pas, qui vivent dans la précarité pour continuer de pratiquer le métier qu’ils ont choisi.

Ces valeurs-là sont inatteignables. Elles sont pourtant mises en doute. C’est aux journalistes de terrain, ceux qui hantent les rédactions à cinq heures du matin et qui comptent leurs sous quand vient le 15 du mois, de prendre la parole.

Les valeurs du métier

Pourquoi faudrait-il concevoir le business model comme LA pierre angulaire d’un projet éditorial ? A la base d’un concept qui fonctionne, il y a une formule, un ton, des rubriques… et des valeurs. Il faut rompre avec la course au scoop, au clic ou à l’audience. Un média qui ne dégage pas de profit est un média mort. Certes…

Mais sur quoi ce profit doit-il s’appuyer ? Sur des couvertures tapageuses et des raccourcis faciles ? Sur des montages dignes d’un délit de presse ? Sur de vagues présomptions et sur les trois secondes d’avance prises sur la concurrence ? Non. Ils doivent s’appuyer sur une qualité reconnue, sur une exigence, sur une honnêteté.

Un média qui mettrait en avant ses convictions éthiques et une transparence claire serait-il moins efficace que d’autres ? Mediapart le fait depuis des années et ne cesse de voir affluer de nouveaux abonnés. Avant les dossiers Clearstream, Benalla ou Fillon, c’est la transparence, l’équité et la rigueur du travail effectué qui convainquent les internautes. Pas une formule où le nouvel arrivant se verrait offrir un radio-réveil ou un livre dédicacé.

Quand Le Zéphyr a été lancé, nous pensions avant tout à l’approche éditoriale et au sens profond de nos articles. Publier un papier de 20 000 signes, pourvu qu’il éclaire sur un fait, ne nous faisait pas peur (tant qu’il raconte une histoire de A à Z, tout va). L’idée : explorer l’actualité à échelle humaine, rencontrer nos contemporains, donner la parole à celles et ceux qui vivent des aventures marquantes mais qui restent la plupart du temps à l’ombre du buzz et des gros titres. En matière de transparence, je vous recommande d’ailleurs de vous pencher sur la démarche de ProPublica.

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Loin du « washing » que pratiquent volontiers les marques en manque de crédibilité dans des domaines tels que la lutte contre les discriminations ou le respect de l’environnement, les médias doivent réellement remettre leurs valeurs au centre de leur démarche éditoriale et commerciale. Ils doivent les remettre en avant, prouver leur véracité dans les faits et rencontrer le public sur le terrain.

Militantisme éditorial

De tous les torts dont on charge la profession, il en est un qui me préoccupe plus que les autres, car je le sais réel : la déconnexion. Bien évidemment, il serait trop facile de charger les seuls journalistes. Le public n’est pas en reste. Lui non plus ne va pas toujours creuser l’info, tenter de comprendre les mécaniques en jeu dans une édition du JT. Plus que jamais, il faut organiser des rencontres, des débats, des forums à ciel ouvert. Journalistes et citoyens doivent échanger, se comprendre mutuellement et savoir ce qui les anime en priorité. Il en va de la lutte contre les fake news comme de l’avenir économique des structures de qualité. Le collectif Paye-toi un journaliste agit dans ce sens. D’autres doivent pouvoir suivre.

A présent que les torts sont exprimés, l’heure n’est-elle pas à une nouvelle forme de militantisme éditorial ? On connait depuis des lustres les médias engagés et partisans. Le Media, engagé à gauche, et Valeurs actuelles, (très) investi à la droite de la droite, sont les fers de lance du journalisme partisan en 2019.

Pourquoi ne verrait-on pas émerger une génération de rédactions qui porteraient « les valeurs du métier » comme socle indéboulonnable d’un projet ? L’idée sera sans doute vue comme naïve. Mais après avoir essayé de rationaliser les coûts, investi sans discernement les réseaux sociaux et le web, bousculé des lignes éditoriales pour faire de la place aux « figures du moment », succombé aux charmes superficiels du brand content, cette naïveté des valeurs me semble être une solution de plus en plus intéressante. /Jérémy Felkowski