La véritable histoire d’une savonnerie alépine et d’une entreprise française, dont les cofondatrices parviennent, malgré la guerre, à importer les produits de beauté. Cette aventure, nous avons voulu la raconter sous la forme originale d’un conte, destiné aux petits comme aux grands !
Un soir, au fond de la baignoire, je retrouvais un moignon de savon gris, fondu par l’eau chaude. La veille, ce savon d’Alep – mon savon – était encore un large pain de 7 cm de côté. C’était avant qu’il ne serve de jouet à ma fille (ce savon qui flotte fait un excellent submersible de combat naval) et ne finisse abandonné sous l’eau opaque, invisible, oubliée. Lorsque j’en récoltais le résidu, à peine plus grand que mon pouce, collé à la porcelaine, j’eus un haut-le-cœur.
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Cela fait quelques mois que j’ai délaissé les gels douche pour des savons traditionnels et authentiques, de Marseille ou d’Alep. Je sais qu’un seul pain peut durer des semaines. J’avais acheté ce dernier l’avant-veille dans une boutique de quartier naissante, dont la vendeuse, passionnée, m’en raconta brièvement l’odyssée, depuis la Syrie jusqu’à Boulogne-Billancourt, en région parisienne. Alors, le voir ainsi gâché par un jeu – certes innocent – j’ai décidé de lui consacrer mon histoire du soir.
Après un long entretien avec Albane Liger-Belair, la cofondatrice d’Albara, une PME qui importe ces savons depuis 2010, j’imaginais le conte qui suit. Chers collègues, chers parents, n’hésitez à vous servir !
Voici l’histoire des savons de Maître Nizar
Dans la ville d’Alep vivait Maître Nizar, un vieux savonnier. Il travaillait dans une grande tour de pierre, où il avait son atelier. Dans son atelier, Nizar faisait du savon. À l’intérieur d’un grand chaudron, il laissait cuire des litres et des litres d’huile d’olive et d’huile de laurier. Il remuait, remuait, pendant des heures et des jours, jusqu’à ce que les huiles se transforment en un liquide aussi doux que la soie, et aussi odorant que du parfum.
Alors, le Maître Nizar renversait le chaudron. Le liquide brûlant et fumant s’étalait sur le sol pour refroidir et sécher.
Le savonnier était un homme patient. Car, avant de devenir du vrai savon, le mélange de son chaudron devait sécher 9 mois ! C’est long. C’est le temps que passe un bébé dans le ventre de sa maman. Oui, Nizar était vraiment un homme patient !
Il priait pour son savon
Pendant tout ce temps, le savons séchait et s’imprégnait de l’air de la ville d’Alep, des odeurs d’Alep et du sable du désert. Parfois, de petits chats venaient jouer dans la tour et laissaient les traces de pattes dans le savon encore mou.
Mais, au quatrième mois, une guerre éclata. Et Alep fut envahie par des hordes de soldats au drapeau noir, qui tiraient avec leur fusil, brûlaient les maisons et emprisonnaient les gens. Tous les jours, la ville d’Alep était bombardée. Et chaque jour, Nizar priait pour qu’une bombe ne tombe pas sur sa tour. Il priait aussi pour les soldats ne trouvent pas son savon. Car les soldats au drapeau noir ne se lavaient jamais et n’aimaient pas l’odeur des fleurs. Ils l’auraient piétiné, son savon. Nizar avait peur.
Les jours passèrent. Et Nizar avait de plus en plus peur, car les bombardements avaient détruit beaucoup d’ateliers de ses amis maîtres savonniers. À chaque fois qu’une tour de savonnier était détruite, Nizar recueillait le savonnier dans sa maison. Ils dormaient les uns à côté des autres, sur le sol. Le même sol sur lequel séchait lentement le savon.
Au bout du neuvième mois, Nizar et tous les savonniers qu’il avait recueillis allèrent chercher de grandes cordes, pour couper le savon en petits cubes. Ils appelaient ces petits cubes les pains de savon. Ce fut un long travail, qui leur prit toute une journée et toute une nuit. À la fin, les savonniers étaient tellement épuisés qu’ils s’endormirent, au petit matin, sans même avoir mangé. Ils dormirent presque tout le lendemain.
Or, ce jour-là se déroula une chose invisible, et pourtant extraordinaire. Dans le ciel, pas de bombardement. Personne, même, ne tira de coup de fusil. Comme si toute la ville fêtait la naissance des savons par une nuit de tranquillité et de paix.
Nizar, qui s’éveilla le premier, pu sortir dans la rue pour acheter du riz et des boulettes de viande. À son retour, il prépara un repas pour les maîtres savonniers qui dormaient encore.
Après avoir mangé, il se remirent au travail pour déposer leur nom sur chacun de ces petits savons avec un tampon. Sur ce tampon se trouve un dessin qui représente leur nom. Il y a aussi des étoiles. Plus il y a d’étoiles sur le tampon, meilleur est le savon. Sur le savon de Maître Nizar, il y avait 9 étoiles, car c’était un des meilleurs. Une fois encore, ils travaillèrent toute la nuit.
Le lendemain matin, un camion vint chercher les savons et les emporter vers une grande usine, où ils allaient être emballés dans du carton. Maître Nizar savait qu’il ne reverrait plus ses savons. Alors, pour ne pas pleurer, il ralluma le feu sous son grand chaudron, et se remit à cuire les huiles d’olive et de laurier.
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Soulagement
Dans leurs cartons, les savons étaient bousculés dans tous les sens, car la route était pleine de trous, à cause des bombes. Il fallait rouler vite, car les soldats au drapeau noir surveillaient les camions pleins de marchandises, pour voler ce qu’il y avait dedans.
Une fois qu’ils étaient arrivés à l’usine, on les vida sur de grandes tables pour mettre chaque savon dans un petit sac ou un sachet de plastique qui le protégerait. Ce travail était fait par 18 ouvriers. Beaucoup d’entre eux dormaient à l’usine, car ils n’avaient plus de maison à cause de la guerre.
Une fois leur travail achevé, les 18 ouvriers remirent les pains de savon bien emballés, dans leur carton, et le camion repartit, direction : le port de Lattaquié. Là-bas, un grand bateau attendait les savons pour faire un long voyage jusqu’en France.
Mais, avant d’y arriver, le camion devait réussir à passer plusieurs barrages tenus par des soldats au drapeau noir. Les soldats barraient les routes, et, pour pouvoir passer, le chauffeur devait donner quelques savons aux soldats. Sinon, les soldats tiraient sur le camion, crevaient ses pneus, et jetaient tous ses cartons !
Après trois heures de route, le camion arriva enfin au port. On déposa les savons dans la cale du grand bateau-cargo qui leva l’encre pour un long voyage en mer. Il faisait noir et froid dans la cale, et le bateau tanguait. Mais après 20 jours interminables, le cargo entra enfin dans le port français du Havre. Quel soulagement pour Maître Nizar qui attendait une carte postale du commandant du navire.
Mais, pour les savons, ce n’était pas la fin du voyage ! Car les douaniers – des policiers chargés de vérifier ce que transportent les bateaux – ont ouvert tous les cartons de savon pour vérifier ce qu’il y a dedans. Puisque le bateau vient d’un pays en guerre, les douaniers ont peur que des soldats au drapeau noir aient caché des fusils quelque part au fond du cargo.
Mais, comme il n’y avait que des savons dans des boîtes, les douaniers laissèrent Zeina, la savonnière, mettre les cartons dans son camion pour les distribuer en France. Zeina, c’est la fille de Maître Nizar.
Le jour où la guerre était arrivée à Alep, Nizar, le maître savonnier avait dit a sa fille : « Fuis, pars en France, sauve ta vie ! » Alors Zeina avait fui son pays. Elle avait fui la guerre. Mais avait laissé son père au pays. Tous les jours, Zeina priait pour son papa. Toutes les nuits, Zeina rêvait qu’elle retrouve son pays, sa maison, et la savonnerie.
Réaliser son rêve
Dans le camion de Zeina, les cartons de savon faisait leur dernier voyage. Comme un marchand ambulant, Zeina arrêtait son camion devant chaque boutique pour vendre ses savons aux commerçants. Les commerçants, ensuite, déposaient les savons sur les rayons du magasin. Le savon, que tu as vu dans la boutique, il vient de là.
Il a séché neuf mois dans le désert, il a survécu aux bombes, il a survécu aux voleurs, il a traversé la mer. Il est le fruit du travail de maîtres savonniers et d’ouvriers qui souffrent de la guerre, dans un pays lointain que tu ne visiteras peut-être jamais.
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À la fin de la journée, quand Zeina eut vidé son camion et vendu tous ses savons aux commerçants, elle avait assez d’argent pour acheter un billet d’avion et réaliser son rêve : retourner enfin chez elle, embrasser son papa Nizar et revoir la savonnerie.
Ce savon, c’est bien plus que du savon. Ce petit savon d’Alep est un grand trésor, qui sert à se laver, à sentir bon et à faire la paix. Voilà pourquoi il faut en profiter, mais pas le gaspiller ! / Valérie Pol