S’il est un artiste dont le nom et l’œuvre restent étroitement liés à la Catalogne, c’est bien Joan Mirò. Dans son être et son œuvre, il en incarne l’identité.
Je me souviens d’une photo, prise au lendemain de l’attentat perpétré à Barcelone, dans la nuit du 17 août 2017. Une photo des Ramblas, cette avenue piétonne où le conducteur du fourgon visa la foule, faisant 16 victimes mortelles. Cette nuit-là, le terroriste termina sa course folle en plein cœur du Pla de l’Os, emblématique mosaïque de Miró. Les jours suivants, cette œuvre, réalisée en 1976 face à la maison qui a vu naître le maître catalan Joan Mirò, devint le lieu de recueillement de tous les Barcelonais.
Un symbole de résistance, de résilience et de paix. Sur la photo, la mosaïque quarantenaire était couverte de fleurs et de bougies. Et une femme, à genoux, comme en prière, semblait s’y regarder. Miró, miroir de l’identité catalane ? À l’heure où cette région se déchire dans un affrontement fratricide (que nous avons raconté par ici), j’ai voulu comprendre cette identité. Et, pour ce faire, j’ai choisi d’ouvrir une porte inattendue : celle de l’atelier de Joan Miró.
Seny, simplicité et paysages
Pour Lluís Permanyer, grande plume du quotidien barcelonais La Vanguardia, « la Catalogne a toujours eu un goût pour la modernité » et « se distingue par son esprit : un mélange de Seny et de Rauxa » – de simplicité et de folie. On ne pourrait pas mieux résumer l’esprit de modernité et la personnalité duale de Joan Mirò. Tout comme sa vie, son œuvre a deux facettes, deux dimensions. Elle est faite d’allers-retours, entre tradition et ciel, terre et modernité, Paris et Montroig del camp. Montroig ? Un village de Tarragone, à 100 kilomètres de Barcelone, où la famille de l’artiste avait une ferme. Un lieu que Mirò appela « la campagne ». Aux yeux du poète Joan Perucho, auteur du livre Joan Miró y Cataluña, l’arrière-pays catalan fut le point de départ de la vie artistique du maître.
C’est en retournant sur les pas du jeune Miró, que l’écrivain comprendra combien l’artiste aura été influencé par le souvenir d’un grand-père homonyme mais inconnu, forgeron de métier et dont il gardera toute sa vie le portrait délavé à portée de regard. On y lit aussi combien les églises romanes de Ciurana et de Prades marqueront sa mémoire. Envoyé là, à 18 ans, pour se soigner du typhus contracté à Barcelone, il découvre la part simple et terrienne de l’identité catalane. Dès lors, cette simplicité paysanne et ces paysages montagnards, ce Seny sera le cœur de l’esthétique « mironienne’.
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Durant ce tour du monde en 90 ans que fut sa vie, Miró ne cessera de revenir à Montroig afin de puiser l’inspiration dans ses racines catalanes. David Fernandez Miró, petit-fils du maître, interrogé en 2007 par Yves de Peretti dans son documentaire Joan Miró, l’homme qui a renversé la peinture, se « rappelle l’avoir vu, il y a des années, parcourant plusieurs kilomètres sur la plage de Mont-roig, ramassant de nombreux objets qu’il trouvait. Des pierres, des coquillages, et même des bois de toutes les couleurs qu’il emportait amoureusement à l’atelier et conservait avec grand soin ».
En 1977, l’artiste confiait à l’essayiste Jean-Paul Liégeois que le soleil – ou « disque solaire » – qui anime les toiles de sa période bleue, trouve son origine dans le ciel catalan : « (À Montroig), il y a des montagnes rouges, un ciel magnifique, et le disque du soleil, qui m’a toujours fasciné ». De même, si la femme est si souvent associée à l’oiseau dans ses toiles, c’est notamment parce qu’en catalan, oiseau – ocell en version originale – est également le petit nom donné au pénis. « L’art populaire m’émeut toujours, et le ciel me fascine », dira le peintre, dont l’œuvre toute entière semble vouée à incarner, à figurer cette culture populaire – voyez La Ferme, Le Chasseur, Le Faucheur – qui façonne la première facette de l’identité catalane.
Rauxa, fantaisie et modernité
La Catalogne est une région « résolument avant-gardiste », affirme Permanyer. « L’architecte Gaudí, les peintres Miró, Dalí ou Tàpies étaient des anticonformistes. Ils représentaient cette Rauxa. » Ce terme, polysémique, c’est André Breton qui en donne la meilleure définition, en décrivant la personnalité de son ami surréaliste Joan Miró : « Un esprit exubérant et baroque. » Ce penchant très catalan pour l’exubérance et la théâtralité, J.J.Sweeney le fameux critique d’art américain le décèlera chez Miró dès ses premières expositions internationales.
En 1934, dans un essai intitulé Plastic Redirection in 20th century art, le New-Yorkais note : « Dans son travail, Mirò est essentiellement un Catalan – le genre de fantaisiste révolutionnaire qui, au Moyen-Âge, produisit les enluminures pour le manuscrit des commentaires sur l’apocalypse des Beatus. Dans son œuvre, on voit l’écho des décorations des vieilles églises provinciales catalanes et l’esprit enjoué de l’art populaire catalan. Enfin, le rythme de ses compositions rappelle le mouvement de la fameuse danse catalane Sardana.»
Autre sens de la Rauxa : l’avant-gardisme. Mirò l’est, incontestablement. Il prendra notamment part à l’Associació d’amics de l’Art Nou (Association d’amis de l’Art Nouveau) avec Joan Prats, qui dirigera plus tard sa fondation, le photographe Joaquim Gomis et l’architecte Josep Lluís Sert. « Les quatre Catalans » promouvront la modernité de leur région jusqu’aux avenues de New York, Londres, Paris et Berlin. Enfin, une troisième traduction du terme Rauxa évoque la témérité.
Un trait de caractère catalan qui s’affirme chez Mirò, lorsqu’il doit affronter la guerre civile espagnole. Depuis son exil parisien, il affirme son opposition à Franco, et réalise, en 1937, le pochoir-affiche Aidez l’Espagne, ainsi qu’un vaste panneau : El Segador. « C’est un paysan catalan, dira-t-il, avec le bonnet catalan. Ça représentait un paysan catalan en révolte. Le paysan a une faucille à la main, une faucille pour couper le blé : le Segador, c’est un terme de métier, c’est ce mot qui sert de titre au panneau. C’est plus fort que le titre français, le Faucheur. Quand je l’ai peint pendant la guerre civile, je voulais représenter la révolte des paysans catalans. »
L’Europe
Sur le site internet de la ville de Barcelone, on peut lire que le Catalan est « plus européen qu’espagnol ». Une affirmation confirmée, à une nuance près, par le spécialiste des relations internationales Stéphane Paquin qui constate, dans sa Paradiplomatie identitaire en Catalogne, que, « pour les Catalans nés en Catalogne, l’identité européenne est aussi forte que l’identité espagnole ». Citoyen européen avant l’heure, Mirò l’est délibérément. Dans une lettre de 1920 à son confrère Enric Ricart, il écrit : « Il faut être un catalan international ; un Catalan casanier n’a, ni aura, aucune valeur dans le monde. »
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La même année, il insiste, dans une lettre à Picasso : « l’Europe et la campagne, deux excitant pour notre sensibilité et notre cerveau. » Populaire, rebelle, créative et européenne, les traits de l’identité catalane se confondent avec ceux de l’œuvre de Joan Mirò, qui en est autant un reflet qu’un hommage. Je comprends à présent la force du symbole représenté par cette mosaïque des Ramblas, aux lendemains des attentats de l’été 2017. À travers son travail, les Barcelonais criaient au monde – et à eux-mêmes : « Voici ce que nous sommes. Nous sommes la Catalogne ! »