Dans l’histoire tumultueuse du rock, l’année 1967 apparaît comme une anomalie, une singularité dans l’espace-temps, un petit miracle. En l’espace de douze mois, les principales figures du panthéon musical des sixties ont émergé du néant pour le plus grand bonheur des fans.
Que l’on accorde du crédit aux astrologues ou pas, 1967 en fera réfléchir plus d’un. Cette année-là, les étoiles et les planètes se sont alignées dans une harmonie parfaite pour donner à la terre l’une des années musicales les plus prolifiques de l’histoire. D’un bout à l’autre de la galaxie rock, des talents jusqu’ici inégalés ont soudainement émergé comme par magie. Le 1er juin, les Beatles ont offert au monde l’un de leurs plus grands chefs d’oeuvre en sortant le mythique Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band.
Outre le titre éponyme, le disque réussit le tour de force d’unir dans un même amour plusieurs générations transies par Lucy in the sky with diamond (un titre qui aura marqué aussi bien les jeunes Britanniques que les australopithèques), When I’m sixty four et With a little help from my friends (qui sera repris par le ténor à la voix de troglodyte Joe Cocker en 1969 lors du festival de Woodstock). Parallèlement à l’exploration jouissive de ses accords psychédéliques, la pochette de l’album marque les esprits. Sur quelques centimètres carrés de carton s’étalent les grands noms qui composent le panthéon intime et baroque des quatre génies de Liverpool.
Fred Astaire y rencontre Edgar Allan Poe, Aldous Huxley, Tyrone Power, Karl Marx, Oscar Wilde ou Marlon Brando. Une galerie de portraits inouïe, improbable, géniale !
Une page de la littérature rock
Le 4 janvier, les mélomanes assistent incrédules à l’irruption des Doors. Leur premier album, sobrement baptisé The Doors, offre un ton unique où semblent se mêler les sonorités du monde entier. Orgue, guitares, percussions, cithares… Autour de Jim Morrison, Robby Krieger, Ray Manzarek et John Densmore font des merveilles en s’appropriant des styles tranchés. Si la critique accueille fraîchement ce premier opus en opposant aux accords virevoltants de Morrison la doxa des artistes de référence, les fans ne s’y trompent pas.
The Doors est alors le synonyme d’une nouveauté déconcertante et révolutionnaire, celle d’une génération ivre de sens et de son. Après quelques semaines d’hésitation, les langues se délient et la presse acclame finalement les Anglais. Un célèbre journaliste de l’époque dira même de The End que « quiconque conteste la notion de littérature rock devrait méditer sur cette chanson ». Même après 50 ans de zapping, de clips, de pop, de rap, de techno plus ou moins inspirée et de boucherie de décibels, les accords et les harmoniques de cette onzième et dernière piste soulèvent l’âme vers des dimensions dont seul le rock le plus virtuose peut ouvrir l’accès.
Vivre pour expérimenter
Dans les mois qui suivent, des groupes mythiques émergent du néant pour offrir au monde quelques-unes des plus belles partitions de l’histoire. Mené par Lou Reed et John Cale, le Velvet Underground surgit de la Factory avec un premier album aux accents expérimentaux. Oscillant entre balades pop et larges évocations du monde des drogues dures (voire très, très dures), la petite bande chapeautée par Andy Warhol va marquer son temps et attester de l’esprit fertile des années 1960.
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D’esprit fertile, il est également question lorsque Brian May et Roger Taylor (deux génies absolus qui fonderont un peu plus tard Queen) se lancent dans le grand bain avec Smile. Encore étudiant en physique au Royal College de Londres, May fabrique de toutes pièces sa propre guitare et forge un style unique qui résumera pendant des décennies la définition même du rock british. Aux côtés de son groupe, un jeune homme observe en silence. « Freddie » Bulsara, suit les répétitions, se lie d’amitié avec Brian et ses acolytes. Encore inconnu, il deviendra bientôt l’une des voix les plus remarquables de son temps en troquant son patronyme pour un clinquant « Mercury« .
Cas d’école
La génération montante est décidément extraordinaire. De loin, la Charterhouse School ne paie pas de mine. Mais, en s’approchant de ses dortoirs, des riffs de guitare parviennent aux oreilles des plus indiscrets. Nous sommes au printemps de cette année 1967 et, dans l’ombre de l’institution, Peter Gabriel s’apprête à fonder Genesis. Le groupe n’est pas encore l’institution du rock progressif que l’on connaît, mais déjà, Gabriel impose une vision radicale de la musique.
Bien que le premier album, édité en 1969, ait essuyé un échec commercial à cause de la consonance religieuse de son titre (From Genesis to Revelation, De la genèse à la révélation dans la langue des frères Gallagher), les quatre Londoniens ne se découragent pas et poursuivent leur route avant de connaître la consécration quelques années plus tard avec le recrutement de deux hommes : Steve Hackett et Phil Collins. David Bowie, lui-même, émerge à l’orée de l’été.
Dans le circuit depuis 1964, il n’éclate au grand jour qu’en rencontrant le directeur d’une compagnie de théâtre. Ensemble, ils révisent les bases de l’expression corporelle et dessinent peut-être sans le savoir la silhouette de Ziggy Stardust au travers d’un premier album prometteur plus que prometteur… qui n’aura cependant pas su trouver son public. De l’autre côté de l’Atlantique, un génie sort de sa lampe.
Une génération dorée
Aussi loin que porte la mémoire des mélomanes, jamais une année n’aura été aussi prolifique. Au-delà de ces monuments du rock, soulignons également l’irruption de l’un des gauchers les plus doués de l’histoire (avec George Best, bien entendu). Encore inconnu, l’américain Jimi Hendrix allait rapidement s’imposer avec un sens diabolique du riff et des accords. Comme la guitare qu’il immola en plein concert, les esprits des jeunes s’enflammèrent pour ses plus grands titres. De l’autre côté de l’Atlantique, Pink Floyd ouvrait ses ailes avec un album enregistré dans le studio numéro 3 d’Abbey Road à Londres… à quelques mètres seulement des Beatles qui travaillaient sur Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band.
Comme un coucher de soleil doré à l’horizon de 1968, deux formations allaient mettre un point final à cette année miraculeuse. Procol Harum et les Moddie Blues allaient offrir un dernier slow aux corps épuisés par la rythmique déchaînée de Genesis, Pink Floyd, les Beatles ou les Doors… L’accumulation des noms et des titres provoque le vertige chez tous les amateurs de belles mélodies. Mais le meilleur est encore à venir. Le son, le vrai, mûrit à l’abri des garages, des chambres d’ados et des studios improvisés… Après le temps de l’expérimentation, voici celui des fulgurances et des concerts dantesques. 1969 frappera bientôt à la porte et, avec lui, les solos de Hendrix sur la scène de Woodstock. Mais c’est une autre histoire.
Le temps d’une courte introduction, la rédaction du Zéphyr, encore toute tremblotante, aura sans doute oublié de mentionner quelques noms incontournables. Que les Rolling Stones nous pardonnent d’avoir omis leur excellent Between the buttons. Que les Grateful Deads nous pardonnent de ne pas avoir élevé un autel à leur gloire. Que nos lecteurs nous excusent de nous être enflammés… / Jérémy Felkowski